Publié le Dimanche 5 mai 2024 à 16h00.

Droit international : « On a des questions internationales claires, et elles ne seraient pas arrivées jusqu’aux rives de ce pays ? »

Entretien. Alors qu’une nouvelle salve de convocations policières s’abat sur les militantEs de la cause palestinienne et que pour la première fois une cheffe de l’opposition à l’Assemblée nationale est convoquée, l’Anticapitaliste a rencontré Antoine Comte, avocat. Il a pris position dans une tribune parue dans le Monde, le 27 avril, « Critiquer la politique d’un État est un droit fondamental et ne saurait constituer une apologie du terrorisme ».

Qu’est-ce qui vous a poussé à être signataire de la tribune ?

Après une série d’affaires dont je m’occupe et qui concernent des dirigeants politiques, des militants syndicaux ou politiques, j’ai contacté le président de la Ligue des Droits de l’homme (LDH). Il avait été alerté par une membre de la LDH qui est à l’EHESS (École des Hautes Études en sciences sociales) en particulier sur les poursuites diligentées au mois de mars contre trois militantes syndicales, alors que le texte mis en cause date du mois d’octobre. Quand, elles sont convoquées en mars, quand on arrive chez les policiers, on ne sait rien. Il s’agit d’une enquête préliminaire. C’est une enquête secrète, quasiment l’Inquisition. La personne convoquée ne sait rien de ce qui lui est reproché. On connaît la qualification, l’« apologie du terrorisme », la date. D’autres affaires présentent exactement les mêmes caractéristiques. L’avocat n’a pas accès aux dossiers, ses clients non plus. À partir de début avril, cette affaire et d’autres m’amènent donc à saisir le président de la LDH, qui lui-même était informé et était très choqué par les poursuites à l’EHESS. Il est très réceptif. Je propose une tribune, et le temps qu’on la rédige et qu’elle soit signée, on arrive au moment où Mathilde Panot est poursuivie au mois d’avril… pour un communiqué datant du mois d’octobre. On est pris dans un maelström de réactions et je dois dire que notre tribune est immédiatement prise par le Monde, y compris ­annoncée en première page.

Vous développez dans cette tribune que la position commune qu’a prise Emmanuel Macron le 8 avril aux côtés de Al-Sissi, président de la République égyptienne, et de Abdallah II, roi de Jordanie, est en contradiction avec les enquêtes actuelles…

Le point de départ de ce que nous avons écrit, c’est la déclaration de Macron, avec le roi Abdallah de Jordanie, qui n’est pas le pire, et avec Sissi, qui est quand même un dictateur égyptien. Néanmoins, il faut être honnête, ces deux pays ont joué un rôle essentiel, avec le Qatar, pour essayer de trouver des solutions qui soient un tant soit peu humaines. Ces trois chefs d’État signent le 8 avril un texte qui rappelle les droits fondamentaux du droit international sur la question israélo­-palestinienne. Qui rappelle la colonisation sanctionnée peut-être cent fois par des déclarations aux Nations unies depuis 1967, période où la colonisation se développe dans les territoires occupés. Qui rappelle que la colonisation et l’installation de colons sur les territoires occupés de Cisjordanie sont absolument inadmissibles. Et ce malgré tous les encouragements donnés par le gouvernement israélien. Les trois chefs d’État exhortent les autorités israéliennes à mettre un terme à l’appropriation des terres et aux attaques violentes et meurtrières. Donc voilà un peu le contexte de la tribune, et pour nous, c’est surtout un point de départ. Il n’est pas question de s’arrêter à une tribune.

Cette contradiction du droit français et du droit international vient questionner la hiérarchie des normes. C’est une manière de comprendre où en est le rapport de forces ­politique…

La question est comment les juges français peuvent-ils appréhender des affaires de ce type-là ? Le président de la République défend la parole internationale de la France, les résolutions de l’ONU, qu’elles soient celles du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée générale, qui ont une importance fondamentale dans le droit international. Certes, on peut dire que c’est proclamatoire, que ça n’est pas suivi d’effets. Et les différents gouvernements israéliens n’ont, en effet, jamais appliqué les conventions de Genève qui concernent les territoires occupés. Mais quoi que fasse le gouvernement israélien, c’est du droit international. Il y a en particulier des résolutions disant qu’un territoire occupé, une population occupée, a le droit de recouvrer ses droits à l’autodétermination, ses droits historiques, par tous les moyens, y compris la lutte armée, selon la résolution de 1982 de l’Assemblée générale des Nations unies. Donc on a ces questions internationales qui sont claires, et elles ne seraient pas arrivées jusqu’aux rives de ce pays ? C’est trop long à traverser l’Atlantique ? Ce n’est pas sérieux.

En France des gens sont poursuivis. Certains sont maladroits, violents dans leur déclaration, des choses sont peut-être critiquables. Moi, ce que je connais, ce sont des textes qui sont, mot à mot, le droit international, et on vient le leur reprocher, alors que la parole internationale de la France dit le contraire. Il y a une contradiction insupportable. Elle est liée à un rapport de forces, à une multiplication des procédures, à un alignement idéologique qu’on exige des gens.

Sortir aujourd’hui des textes du mois d’octobre et en accuser différentes personnes qui vont des syndicalistes jusqu’à des dirigeants politiques, c’est vrai que c’est du jamais vu ! Ce sont des procédures secrètes avec des décisions du Parquet. On ne sait pas à la fin de l’audition ce qui va se passer, et des mois après on apprend que l’affaire est classée ou renvoyée devant le tribunal.

Il y a selon vous une forme de criminalisation ou de « police de la pensée » dans les poursuites en cours pour « apologie du ­terrorisme »…

En 2014, on a sorti « l’apologie du terrorisme » de la loi sur la presse — qui impose qu’on précise quels sont les mots qui sont problématiques, qui permettent des systèmes de défense préalablement à l’audience — et on l’a placé en droit commun. Pourquoi ? Parce qu’à la fois, on veut éviter la protection de la loi sur la presse, et on veut éviter la protection de la Cour européenne. La Cour européenne dit et répète qu’aucune démocratie ne peut fonctionner sans un respect de la pensée, qu’elle soit admise et accueillie favorablement, ou qu’elle soit au contraire critique, polémique, et même rejetée par une grande partie de l’opinion publique. Pour la Cour européenne, le pluralisme démocratique exige ça. La seule limite à la liberté de la pensée et à l’expression de la pensée, c’est évidemment l’antisémitisme, l’appel à la haine, l’appel à la violence. Ça c’est logique !

Aujourd’hui, avec la loi de 2014, il n’y a pas de dissidence possible. Plus de débat critique possible. Non seulement la parole internationale de la France est niée par ces procédures, qui sont l’exact contraire de ce qui est dit par les autorités françaises, mais de surcroît est intervenue, le 26 janvier 2024, la décision de la Cour internationale de Justice sur l’intention de génocide. Cette décision qui lie tous les États qui sont membres de la communauté internationale à travers les Nations unies, ne compterait-elle pas ?

On se demande comment des juges vont pouvoir examiner ces questions…

Comment un traité internationalement reconnu, signé par la France, et ratifié — ce qui veut dire que dans l’ordre de la hiérarchie des normes, il est supérieur à la loi française — ne s’appliquerait-il pas ? On appliquerait à la place la loi française de 2014, qui est une opération de passe-passe pour sortir l’apologie de terrorisme de la loi sur la presse ?

On est dans un système qui n’a plus aucune cohérence. Il y a des contradictions, il faut qu’elles soient levées. C’est aux magistrats de les lever. Avec une référence pour les magistrats qui devront juger ces affaires : celle d’appliquer le droit. Pas simplement le droit qui a été extrait de la loi sur la presse et jeté dans le droit commun pour que les procédures soient plus faciles, mais le droit international aussi, le droit supérieur au droit national. C’est ça l’État de droit : rien ne peut être fait sans qu’une règle autorise ou interdise, et cette règle ne peut pas s’abstraire des règles de droit international qui sont celles que la France défend… Sinon, où est la logique ?

Les juges administratifs ont fait beaucoup de travail pour autoriser des manifestations que le ministre de l’Intérieur ou des préfets voulaient interdire. C’est maintenant le rôle des juges judiciaires de reprendre ce flambeau et de questionner l’application des lois, qui sont inapplicables théoriquement, parce qu’elles sont dans la hiérarchie des normes bien en deçà des règles internationales utilisées par la France. S’ils ne peuvent pas les appliquer, ils doivent trouver un moyen de le dire. Car c’est contraire à la hiérarchie des normes. Et on va leur poser cette question, s’il y a lieu.

Propos recueillis par Fabienne Dolet